Je prépare l’agrégation interne de philo 😉 Pour ceux et celles qui se demandent ce que ça peut bien donner, voici un exemple d’explication de texte que j’ai rédigé. Le jour de concours j’aurais 6h30… là j’ai mis… hmm…plusieurs jours !!
Le texte est un extrait de Nietzsche, tiré d’Humain, trop humain, vol. 1, paragraphe 92 « La justice (équité) prend naissance entre hommes jouissant d’une puissance à peu près égale, comme l’a bien vu Thucydide (dans ce terrible dialogue des députés athéniens et méliens) ; c’est quand il n’y a pas de supériorité nettement reconnaissable, et qu’un conflit ne mènerait qu’à des pertes réciproques et sans résultat, que naît l’idée de s’entendre et de négocier sur les prétentions de chaque partie : le caractère d’échange est le caractère initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l’autre en recevant lui-même ce dont il faut plus grand cas que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir et qui sera désormais sien, et l’on reçoit en retour ce que l’on désire. La justice est donc échange et balance une fois posée l’existence d’un rapport de forces à peu près égales : c’est ainsi qu’à l’origine la vengeance ressortit à la sphère de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. – La justice se ramène naturellement au point de vue de l’autoconservation avisée, c’est-à-dire à l’égoïsme de cette réflexion : « A quoi bon irais-je me nuire inutilement et peut-être manquer néanmoins mon but ? » – Voilà pour l’origine de la justice. Mais du fait que les hommes, conformément à leurs habitudes intellectuelles, ont oublié le but premier des actes dits de justice et d’équité, et notamment que l’on a pendant des siècles appris aux enfants à admirer et à imiter ces actes, il s’est peu à peu formé l’illusion qu’une action juste est une action désintéressée ; et c’est sur cette illusion que repose la grande valeur accordée à ces actions, valeur qui, comme toutes les autres, ne fait encore que s’accroître continuellement : car ce que l’on évalue très haut se recherche, s’imite, se multiplie à force de sacrifices, et s’augmente du fait que vient encore s’ajouter à la valeur de la chose tellement appréciée la valeur même de la peine et du zèle que lui voue chaque individu. – Que le monde paraîtrait peu moral dans cette faculté d’oubli ! Un poète pourrait dire que Dieu a posté l’oubli en sentinelle au seuil du temple de la dignité humaine. »
Et voici mon commentaire, que sans aucune fausse modestie je pense en dessous des exigences de l’agrégation… mais c’est bien pour cela que je m’entraîne ! Introduction bâclée, pas de relecture véritable, manque d’approfondissement généralisé…
« La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée » écrivait John Rawls. La justice est le fondement de notre vie sociale et de toute existence politique, dans le sens de la vie de la cité. Elle fut un concept étudié dès l’Antiquité grecque, par Aristote et Platon, notion centrale de la République ou de l’Ethique à Nicomaque. Mais la justice est une notion qui évolue selon l’histoire de la pensée occidentale, puisqu’elle est totalement liée au gouvernement et à l’étendue des lois qui régissent une communauté. La justice est-elle fondée sur la légalité ou l’égalité ? Est-elle un élément social et politique ou une valeur et une vertu personnelle ?
Dans cet extrait d’Humain, trop humain, Nietzsche propose une histoire de la Justice : non seulement il décrit l’origine antique de la justice mais également ce qu’elle est devenue au fil des siècles. L’origine antique aurait été oubliée par les hommes qui auraient alors donné une autre valeur au principe de la justice. Entachée de christianisme, la justice est devenue une valeur morale. La justice est-elle utile ou un acte désintéressé ? Faut-il d’ailleurs accorder de la valeur à un acte juste ?
La justice est-elle équivalente à l’équité ? C’est bien cette concordance que propose Nietzsche dès la première ligne de ce texte. En Allemand, la justice est Gerechtigkeit tandis que l’équité est Billigkeit qui est davantage une notion de droit. Pourtant, selon Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, V, les deux termes ne sont pas synonymes même s’ils recoupent la même idée. Pour Aristote l’équitable est supérieur au juste. La justice est liée à la légalité : c’est ce qui est conforme à la loi. Hors les lois ne sauraient définir tous les cas de figures, tous les cas particuliers, toutes les règles possibles. La loi est générale et concerne la majorité. C’est par l’équité que l’on peut accorder la loi générale à tous les cas particuliers que la justice peut rencontrer. La généralité risque d’entraîner des erreurs dans son oubli des détails ou des infinies possibilités de la vie, et c’est par l’équité du juge que l’on pourra réparer ces erreurs grossières. Selon Aristote, l’équité est un ajustement de la loi, ce qui prouve que l’exercice de la justice est délicat et parfois dangereux et matière à transgression. L’équité retend le fil parfois un peu trop lâche d’une justice fondée sur la loi mais avant tout humaine. Pour Portalis, l’équité est « la béquille de la justice » : c’est elle qui rend la loi plus flexible et adaptable.
Pour Nietzche, ces distinctions subtiles ne semblent pas être une préoccupation puisque l’équité est placée, comme un exact synonyme, certes entre parenthèse, mais juste à côté de la justice. Cela peut sans doute venir du fait que l’auteur ne considère pas l’origine de la justice dans la légalité mais plutôt dans l’égalité. Il n’est pas question de la loi dans ce texte, la justice n’est pas un principe abstrait tiré de règles communes ou de lois fixées par la communauté. En cela, l’auteur s’éloigne de la conception platonicienne de la justice.
Pour Nietzsche, la justice « prend naissance entre hommes jouissant d’une puissance à peu près égale. » Tout d’abord on remarque que la justice se déroule entre hommes, et non pas entre cités ou Etats. C’est une affaire humaine et diplomatique. Cette première phrase semble contradictoire, puisque la justice serait née d’un principe qui ne demande pas de justice. La justice n’est pas un rééquilibrage d’une injustice, mais une règle entre égaux, entre hommes qui sont déjà égaux. La justice ne rétablit pas l’égalité, mais en est la conséquence. La justice ne restaure pas la puissance compromise, elle en découle et la maintien. L’origine de la justice serait donc l’égalité et non pas tant la légalité. Pourtant, selon Platon, dans la République, livre I, lors du dialogue entre Thrasymaque qui défend la justice naturelle du fort pour qui le juste et l’injuste sont à son avantage et Socrate, la justice est le fondement de la politique, de la cité, de la vie en commun. Elle n’est pas un lien entre puissance égale, mais bien le seul moyen de gouverner les citoyens. Pour Socrate, le gouvernant est forcément juste envers les gouvernés, sinon ces derniers feraient tout pour échapper à ce gouvernement injuste. La justice, ici, est un levier nécessaire à la vie politique et pas un processus de régulation. Le tyran est injuste et sa vie est inférieure à celle de l’homme juste. La justice provient des loi, ce qui engendre la démocratie. Pour Platon, comme pour Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, la justice est une affaire politique. Ainsi dans le livre V de l’Ethique, entièrement consacré à la justice, l’action juste est celle qui est prescrite par la loi ; et les lois ont en vue l’utilité et le bonheur communs. La justice est ce qui est conforme à la loi et l’injuste ce qui est contraire à la loi. C’est ce qu’Aristote appelle la justice universelle. Ce n’est pas là la justice particulière ou vertueuse.
Rien de tel semble-t-il dans le texte de Nietzsche, pour qui la justice est davantage une affaire privée, militaire et commerciale. Quand il y a supériorité (celle du tyran ou celle des Athéniens sur les Méliens), il n’y a déjà plus de justice. Elle ne naît qu’entre pairs : « […] c’est quand il n’y a pas de supériorité nettement reconnaissable […] » que l’on peut rendre vraiment la justice. Etonnante conception d’une justice qui semble très limitée à des domaines d’actions réduits.
Mais ces pairs, remarquons, sont déjà puissants, comme si les affaires de justice n’avaient à faire qu’entre grands hommes et ne concernaient pas, du moins aux origines, les faibles. La justice ne redresse pas des torts faits par un puissant envers un faible, elle n’est pas la contrepartie de la loi du plus fort, elle est un arrangement entre puissants. « Magouilles » pourrait-on dire aujourd’hui.
La justice, selon l’auteur, semble également être un recours bien inférieur à la guerre elle-même : « c’est quand il n’y a pas de supériorité nettement reconnaissable et qu’un conflit ne mènerait qu’à des pertes réciproques et sans résultat » que naît la justice. Ainsi, une guerre est mieux à même de résoudre un conflit, mais si les pertes envisagées sont trop importantes, alors on peut négocier. L’origine de la justice est bien à chercher, selon Nietzsche, moins dans la régulation des lois que dans les affres de la guerre. La justice pacifie, mais elle vaut moins qu’une bonne bataille. Le bruit des armes serait donc plus efficace que la sentence du juge. Cette conception ne peut prévaloir dans le contexte d’une cité et d’une justice quotidienne, citoyenne.
Qu’est-ce que la justice alors ? C’est « l’idée de s’entendre et de négocier […] » ; « le caractère d’échange est le caractère initial de la justice. » Ce champs sémantique met en parallèle la justice comme principe fondamental et le marchandage, la négociation. Ne serait-ce pas une sorte de mépris ou du moins une vision limitée de la justice ? « Chacun donne satisfaction à l’autre en recevant lui-même […] » ; « On donne à chacun ce qu’il veut avoir et qui sera désormais sien, et l’on reçoit en retour ce que l’on désire. » Nietzsche décrit ici un processus presque mesquin, une sorte de troc quasi commerçant. Il y a dans ces lignes, bien qu’antérieures, un prémisse de l’idée de Charles Mauss du don et du contre-don. Pierre Vidal-Naquet, dans différentes études historiques sur la Grèce antique, a d’ailleurs repris ce thème en l’affinant : chez Hésiode, l’idéal économique de l’âge de fer, l’âge des hommes, est celui de l’échange équitable. Ainsi, les sacrifices mis en place pour honorer les dieux permettent à chaque partie de pouvoir assouvir ses besoins : les dieux se nourrissent de la fumée de l’holocauste où l’on brûle la peau et les parties les moins nobles des bêtes, tandis que les hommes mortels et affamés dévorent les chairs nourrissantes. Entre mortels, l’échange se fait horizontalement par le banquet. Après l’âge d’or où la terre distribuait ses fruits sans efforts aux humains, l’âge de fer nécessite des efforts et des contreparties. Le juste doit travailler. C’est également le moment où apparaît la vertu cardinale grecque, sophrosynè, la mesure en toute chose qui peut être rapprochée du juste. Son contraire, ce dont souffrent Prométhée ou Achille, est l’hybris, la démesure qui est la désobéissance à la justice divine. Le juste est mesuré, travailleur et partageur ; il offre des sacrifice aux dieux et prend soin de ses parents. Ainsi, dans les Travaux et les Jours, Hésiode écrit : « Donne à qui donne ; ne donne pas à qui ne donne pas. On donne à un donneur ; à qui n’est pas donneur, nul jamais ne donna. Donner est bien, ravir est mal et donne la mort. » Dans cette « économie » (de l’oikos) le don et le contre don sont nécessaires à la vie en société : les échanges sont équitables et sont fait sans bénéfice parce qu’il s’équivalent. Il s’agit d’une réciprocité positive.
Pourtant, le don n’est pas tout à fait l’échange. Le don lie le donneur et le receveur, d’où la possibilité d’un contre-don. Il se fait entre égaux. L’échange ou le partage sont des actes d’amitié (philia) et ils délient. Cette notion d’échange n’est pas sans rappeler la vision aristotélicienne de la justice. Toujours dans l’Ethique à Nicomaque, Livre V, 2 le philosophe précise que l’homme injuste est non seulement celui qui viole la loi mais surtout celui qui prend plus que don dû (pleonektos) et donc qui ne respecte pas l’égalité. L’injuste est celui qui prend plus et ne donne pas assez, qui prend plus des biens et ne prend pas assez des mauvaises choses : un partage inéquitable. L’avidité est injuste et donc l’échange, le partage est la justice même.
De façon contradictoire, l’auteur continue d’affirmer que la justice est une conséquence de l’égalité, et non pas un moyen pour fonder cette égalité : « La justice est donc échange et balance une fois posée l’existence d’un rapport de forces à peu près égales […] ». Il n’y aurait donc pas, à l’origine de la justice, de belles intentions et de grandes volontés d’agir pour le plus faible. La justice ne serait, du moins à son origine, qu’un marchandage entre puissants bien informés et déjà assurés de leur puissance. La justice de restaure pas, elle conserve. A quoi sert-elle alors si ce n’est que pour l’avantage de ceux qui sont déjà les plus forts ? Sans doute Nietzsche fait-il référence dans ce passage à la justice distributive d’Aristote, toujours dans l’Ethique à Nicomaque. Cette justice distributive, la première des justice particulière, distribue selon le mérite de chacun. Chaque individu reçoit son dû selon ses mérites, ce qui compte était la proportion entre les inégalités de chaque part. Pour Aristote, la réciprocité fondée sur la proportion et non sur l’égalité est ce qui permet la cohésion de la cité.
Ce qui est intéressant dans notre extrait est que Nietzsche considère que chaque partie en présence est à même de faire cette distribution des parts, chacune sachant, sans visiblement qu’un juge extérieur intervienne, quelles sont les parts à rendre : « On donne à chacun ce qu’il veut avoir et qui sera désormais sien, et l’on reçoit en retour ce que l’on désire. » Etrange définition de la justice qui fait intervenir tout d’abord l’idée de désir et de possession : comme si la justice permettait avant tout de satisfaire les envies de puissance des plus forts. On se retrouve ici de nouveau dans le champ sémantique de la possession, du marchandage, du boutiquier qui compte ce qui est sien et qui demande à la justice de lui rendre ce qu’il considère comme le sien. Dans cette phrase enfin, l’idée sous-jacente que les forces en présences sont capables d’être juges et parties puisque chacune se donne et accorde à l’autre. La puissance, la force donnerait-elle ses droits ? C’est là la définition aristotélicienne de l’homme juste, de celui qui est capable de ne pas trop prendre (pleonexie) et d’attribuer à lui-même comme aux autres la juste part qui lui revient.
On remarque, dans tout ce passage, une vision très utilitariste de la justice. La justice sert à quelque chose, en l’occurrence à conserver la puissance, à la protéger. La justice est utile : c’est ce qu’écrit Thucydide dans le discours entre les Athéniens et les Méliens à propos des Lacédémoniens qui « appellent l’agréable l’honnête, et l’utile le juste. » Cela rappelle les notions philosophiques défendues par Jeremy Bentham ou John Stuart Mill pour qui l’éthique, dont la justice, doit être maximisé en fonction du bonheur du plus grand nombre et de l’utilité sociale. Il s’agit d’obtenir les meilleurs conséquences possibles et de minimiser les conséquences négatives, comme l’écrit Nietzsche quant il explique que la justice permet d’éviter une guerre mais également à chaque partie d’obtenir ce qu’elle désire.
La justice est née de rapports de forces égaux, et, ajoute l’auteur, « c’est ainsi qu’à l’origine la vengeance ressortit à la sphère de la justice, elle est un échange. » Némésis, la déesse de la vengeance destructrice est l’une des représentation de la justice aux côtés de ses « sœurs », Dikè la justice humaine et Eunomie représentant l’ordre ou Thémis, la justice divine, épouse de Zeus et mère des deux dernières. Némésis est celle qui punit l’hybris et donc, d’une manière originelle, elle est celle qui distribue les châtiments selon les mérites de chacun. Étymologiquement, « neïmenn » signifie « le don de ce qui est dû » Peut-être est-ce à ces images mythologiques que Nietzsche fait référence dans cette phrase. La vengeance est un acte de justice personnel, animé d’une conception individuelle du juste, mais le bras vengeur considère toujours qu’il agit pour rééquilibrer les choses. Ne dit-on pas alors que celui dont on se venge n’a « eu que ce qu’il mérite » ? Mais la vengeance possède cet aspect d’hybris, de démesure dont les Grecs anciens se méfiaient. C’est pour cela qu’elle ne fut « qu’à l’origine » dans la sphère de la justice : la loi du Talion est sans doute la plus vieille forme de justice humaine. Mais la civilisation l’a transformé en un acte répréhensible. Comme le dit Hegel, il y a bien trop de passions dans la vengeance, c’est l’oubli total du droit au profit d’une subjectivité portée à son paroxysme. Cela dit, la loi du Talion est la première forme de loi distributive, puisque dans l’injonction « Œil pour œil, dent pour dent », il est bien question de proportion et de réciprocité.
La phrase suivante dans notre extrait apparaît déroutante après toute cette suite logique à propos de la justice : « De même la reconnaissance. » Peut-être qu’ici, la reconnaissance est à mettre en opposition avec ce qui vient d’être dit sur la vengeance. La reconnaissance des mérites de chacun, la reconnaissance du bien fait à soi-même ou aux autres est également un des principes de la justice. La justice ne sert pas qu’à châtier et à punir, elle peut également être un moyen de louer, de rendre hommage. Quand on sépare la bon grain de l’ivraie, il ne faudrait pas oublier le bon grain et ne voir que le glaive vengeur de la justice. Faire justice à quelqu’un c’est également reconnaître ses vertus et ses mérites.
Mais après cet écart vers des éléments plus positifs et dès la phrase suivante, l’auteur retrouve son ton naturel plutôt cynique et acerbe : « La justice se ramène naturellement au point de vue de l’autoconservation avisée, c’est-à-dire de l’égoïsme de cette réflexion : » A quoi bon irais-je me nuire inutilement et peut-être manquer néanmoins mon but ? » Malgré tout la justice humaine, Dikè, reste largement une affaire d’égoïsme bien compris. L’égale rétribution est avant tout la sauvegarde de son intérêt personnel : je donne à l’autre ce qu’il réclame pour moi aussi mettre la main sur ce que je veux. Nous sommes encore là entre puissants, qui possèdent déjà et qui ne sont pas à court de ressources ou de forces.
Ainsi, dans cette première partie du texte, Nietzsche propose une vision historique de la justice, dont il fait remonter l’antique origine à la Grèce ancienne. Pour cela il s’appuie sur l’analyse philosophique d’Aristote du principe de justice mais on sent, dans ce passage, toute l’érudition de l’auteur quant aux mythes et aux textes littéraires de l’Antiquité. A l’origine, la justice est une affaire de puissants qui se fonde sur l’échange de bons procédés. Dans la suite du texte, l’auteur poursuit sa présentation historique en analysant les déformations que ce principe origine de la justice a subi au cours des siècles.
Dans une seconde partie du texte, Nietzsche continue son histoire de la justice. Après avoir présenté son origine, tirée de la Grèce antique, et liée à une égalité entre les forces en présence, il fait un sort à toute cette genèse par une phrase lapidaire et pour le moins énigmatique : « Mais du fait que les hommes, conformément à leurs habitudes intellectuelles, ont oublié le but premier des actes dits de justice et d’équité […]. » Quelles sont donc ces « habitudes intellectuelles » qui semblent, pour l’auteur, ancrées au plus profond de l’esprit humain et qui lui fait oublier, facilement et automatiquement, les principes des actes ? S’agit-il d’une paresse intellectuelle ? Ou des ténèbres de l’Histoire qui enterrent sous des tonnes de sable ou d’archives les monuments et les textes anciens ? En tout cas il apparaît ici, pour l’auteur, que cet oubli est néfaste. L’homme contemporain a oublié l’antique sagesse grecque, cela Nietzsche l’a déjà bien présenté et regretté dans les premiers temps de sa philosophie. L’assertion de l’auteur comporte même une pointe de mépris quant à cet oubli et aux habitudes intellectuelles humaines : on pourrait même aller jusqu’à croire que l’auteur considère ses contemporains comme des imbéciles, incapables de conserver par devers eux les trésors de la pensée antique. Paresse intellectuelle donc, puisque la conséquence de ces habitudes est l’oubli. Mais l’auteur ne précise pas si l’oubli est volontaire ou non. La suite de la phrase pose problème : « notamment que l’on a pendant des siècles appris aux enfants à admirer et à imiter ces actes […] ». Cela voudrait dire que l’oubli, tout au long des siècles qui séparent l’Antiquité au XIXe siècle, a été mis en œuvre par l’éducation, l’apprentissage. L’oubli serait venu non pas d’un effacement de l’histoire de la justice mais au contraire d’un ressassement et d’une imitation de ces actes justes. Ce serait dont dans l’admiration et l’imitation que se trouve l’oubli. Car sans doute admiration et imitation dévoient le caractère originel de l’idée ou de l’acte. Admirer c’est mettre sur un piédestal et donc déformer puisqu’on met au-dessus de la réalité. De même l’imitation ne peut être copie exacte. De ce fait, dans une troisième étape logique selon Nietzsche, « il s’est peu à peu formé l’illusion qu’une action juste est une action désintéressée. » C’est là, semble-t-il, le cœur du texte et de l’argumentation de l’auteur. Le temps historique qui a abouti à l’oubli ne fut qu’une première étape de la transformation de la notion de justice. Après l’oubli vint la formation d’une illusion : la justice telle que décrite à ses origines est devenue, depuis l’Antiquité, une illusion. Cette idée est centrale car cela implique sans doute l’impuissance actuelle de la justice. Pourquoi ? Selon Nietzsche parce que l’acte juste n’est plus un acte égalitaire entre deux forces d’égale puissance mais un acte désintéressé.
L’acte juste n’est plus seulement considéré selon ses résultats mais avant tout selon la motivation qui l’a précédé. Plus que l’action elle-même c’est la volonté et l’intention qui importent. On entre ici dans la vision kantienne de l’acte juste, c’est-à-dire moral, tel que décrit dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs. La justice n’est plus un pouvoir de régulation entre hommes ou entre cités, mais elle devient un principe intérieur, moral. Les hommes intériorisent le juste pour que le monde lui-même soit plus moral : selon Kant, la volonté individuelle qui est sa propre fin peut alors devenir universelle et chacun se doit d’y obéir. On ne s’en remet plus au juge et à l’équité de la loi mais on doit avoir confiance en soi-même et dans les autres pour que chaque individu applique sagement l’impératif catégorique. Au contraire de l’intérêt de chacun comme dans l’échange juste de l’antique Grèce, les siècles de l’oubli ont substitué le devoir moral. Chacun de cherche pas à trouver ou retrouver ce qui lui est dû ou ce qu’il mérite, mais désormais chacun doit éviter d’être injuste en ayant intériorisé les lois non plus politiques mais morales. D’où vient ce basculement ? Sans doute de la puissance du christianisme qui a permis cette intériorisation du châtiment possible dès que l’injuste apparaît. Le désintéressement moral du devoir est en fait un intérêt bien compris, celui d’éviter la faute et par là la peine, le tourment, la punition. Le tranchant de la justice ne se trouve plus dans l’épée de Dikè mais dans l’auto-censure infligée par l’impératif catégorique kantien. Pour Nietzsche, cette évolution du principe de justice est une illusion, une erreur car « c’est sur cette illusion que repose la grande valeur accordée à ces actions […] ». Le souci aujourd’hui engendré par cette justice morale est la valeur que la société lui accorde.
La notion de valeur, sa critique et son dépassement sont au centre de l’œuvre de Nietzsche. La valeur corrompt toute chose parce qu’elle est accordée aux objets, aux concepts à partir de raisonnement extérieurs à ces objets. La seule valeur possible ne devrait provenir que de celui qui utilise l’objet ou le concept. Qui peut prétendre définir ce qu’est un acte juste, moral dès le moment où la justice s’est séparée de la politique ? La valeur est un jugement porté pour discriminer ce qui est bon de ce qui est mauvais. On est loin, ici, de l’idée d’échange de la justice. La valeur du juste est donc, depuis Kant, sa force de juger, de discriminer, de séparer, de diviser, tandis qu’autrefois le juste était ce qui reliait, réparait, évitait la discorde et rétablissait l’égalité. De plus, il apparaît selon l’auteur, que cette valeur « ne fait que s’accroître continuellement : car ce que l’on évalue très haut se recherche, s’imite, se multiplie […] ». L’action juste dite désintéressée prend de plus en plus d’importance dans le monde car beaucoup d’hommes » s’y mettent » pourrait-on dire. Ce que la société met en valeur, met au plus haut comme objectif à atteindre (pour trouver le bonheur ?) devient central dans la vie des individus. Chacun veut avoir sa part de moralité et l’imitation fait office de volonté individuelle. Mais ce n’est qu’ « à force de sacrifices » que l’individu peut espérer atteindre cette justice morale et intérieure. Le mot sacrifice s’oppose radicalement ici au mot « puissance » de la première phrase de l’extrait. Là où autrefois il y avait des hommes puissants à qui la justice permettait de conserver cette puissance égale, aujourd’hui, il n’y a plus que des êtres de sacrifice et des moutons qui ne savent plus qu’imiter. De quel sacrifice parle-t-on ? L’auteur ne précise rien à ce sujet, comme si le mot lui-même valait pour toute explication, pour tout mépris et ironie. En effet, intérioriser le juste universel à tel point qu’il devienne sa propre volonté est un sacrifice de sa propre liberté et un enchaînement à cet impératif qui n’a rien de personnel. C’est s’enchaîner au bien de toute l’humanité en reniant quasiment son propre bonheur, son propre plaisir. La valeur d’une action juste se mesure donc à l’aune des sacrifices consentis pour qu’elle prenne naissance. Le désintéressement devient malsain et masochiste puisqu’il est évident qu’aucune action ne saurait être véritablement désintéressée. L’être humain est égoïste et croire qu’il peut agir sans vouloir son propre bien avant tout est une illusion. Mais surtout faire croire aux peuples qu’ils doivent se comporter de la sorte c’est mettre en mouvement, tout ce qui a fait la puissance du christianisme, c’est-à-dire une rétention maladive de tout ce qui fait la vie et la force vitale humaines.
De plus, la valeur de cette illusion de l’action morale juste « s’augmente du fait que vient encore s’ajouter à la valeur de la chose tellement appréciée la valeur même de la peine et du zèle que lui voue chaque individu . » Outre le sacrifice lui-même, c’est la peine et le zèle que l’individu, solitaire face au juste, qui apporteront encore plus de valeur à son acte moral. Toujours cette intériorisation de la force de la justice. Plus il y a de peine, de souffrance, de douleur pour l’individu plus il y a de justice mais toujours l’homme se retrouve seul face à son devoir.
La fin du texte revient sur l’idée d’oubli qui est la charnière du texte, le moyen du passage entre une justice de la force, de la puissance à une justice du sacrifice et de la morale. « Que le monde paraîtrait peu moral sans cette faculté d’oubli ! » L’oubli de l’origine de la justice est le fondement du monde moral chrétien et occidental. En effet, ce que décrit l’auteur au début du texte, cette arrogance des hommes puissants, en particulier dans le dialogue de Thucydide, cette suffisance et cette confiance en soi que permet l’échange d’une justice égale n’est pas de mise dans un monde moral, kantien, où le juste est ce qui doit être. L’homme a oublié sa puissance pour vivre selon le mode du sacrifice : il a sans doute gagné la paix mais a perdu sa liberté. La dernière phrase du texte donne le coup de grâce : « Un poète pourrait dire que Dieu a posté l’oubli en sentinelle au seuil du temple de la dignité humaine. » Cette phrase est un aphorisme élégant que n’aurait pas renié un Emil Cioran. Dans d’autres textes, Nietzsche porte un regard beaucoup plus positif sur la faculté d’oublier : c’est ce qui permet de vivre dans l’instant et la tranquillité. L’oubli permet de ne pas se dissoudre dans le devenir héraclitéen, de pouvoir « s’asseoir au seuil de l’instant. » Mais comme Nietzsche l’écrit dans la Généalogie de la morale, « il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme d’une nation ou d’une civilisation. » C’est sans doute dans ce sens qu’il faut prendre l’oubli dans ce texte sur l’histoire de la justice. Visiblement, l’oubli historique de l’origine de la justice a détruit la civilisation ou du moins la dignité humaine. La critique est forte : la valeur civilisationnelle est posée chez Nietzsche et ce, dès ces premiers textes, dans la sagesse antique, tandis que la « décadence » de la société chrétienne qui a oublié l’Antiquité cristallise chez l’auteur tout son mépris. C’est Dieu lui-même qui a posé l’oubli : comme au sortir d’un jardin d’Eden, où les hommes possédaient la Connaissance et donc l’intelligence et la raison, l’oubli, la souffrance, la stupidité leur furent imposé sur cette Terre. Comme chez Hésiode, après l’Age d’Or de la Grèce antique pour Nietzsche, les hommes vivent à présent dans un Age de fer du christianisme et de ses valeurs illusoires. La pudeur du premier Adam a été gravement atteinte comme la « dignité humaine » dans son histoire : ici l’auteur ironise sur cette dignité morale qui enchaîne davantage l’homme. Mieux aurait valu conserver la Connaissance.
En définitive, dans cet extrait d’Humain, trop humain, Nietzsche décrit un processus historique de déformation du principe de justice. A l’origine fondée sur la puissance, l’égalité, et la juste distribution des parts selon les mérites de chacun, la justice est devenue, par un oubli malsain, une valeur morale intériorisée, fondée sur des sacrifices, des souffrances et un renoncement à la vraie dignité humaine. La critique de l’action morale qui serait juste car désintéressée est flagrante ici, mais fait partie de la pensée générale de l’auteur. La remise en cause des valeurs, en particulier chrétiennes, est une leitmotiv dans la philosophie de Nietzsche ; de même, et ce dès le début de sa pensée, que la mise en avant de la sagesse grecque antique. La charnière entre les deux moments de cette histoire de la pensée occidentale est ici présentée comme étant un « oubli » de ce qui fut cette grandeur antique.