Il fut un temps pas si lointain où nos parents et nos grands parents n’en avait rien à faire « des générations futures ». Ce mantra de nos sociétés modernes, à la limite de la moralisation culpabilisatrice est pourtant le fondement des actions politiques actuelles, en particulier pour ce qui concerne la crise écologique. Mais nous avons aussi à régler les problèmes créés par nos parents tout au long du XXe siècle et qui vendredi soir sont venus donner la mort à des innocents.
C’est ce que rappelle intelligemment le livre de Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech, L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire. Ce livre écrit quelques jours avant les attentats de Charlie Hebdo (la conclusion porte la date du 28 décembre 2014) est en grande partie tourné vers le rappel de cette histoire coloniale passée. En effet, les terroristes qui attaquent les Etats occidentaux ne le font pas seulement parce que ces Etats représenteraient une offense à l’Islam, un autre mode de vie, libre et matérialiste. Ils le font aussi parce que ces Etats, dont la France, ont été des puissances coloniales, qui ont joué double jeu pendant des décennies, appelant de leurs vœux les Lumières universelles mais exploitant sans vergogne les richesses des ces territoires. Ils ont aussi trahi les espoirs de souveraineté, de liberté des populations arabes, en particulier au Moyen Orient, découpé les espaces sans état d’âme selon les désidérata des français et des anglais après la première guerre mondiale.
Aujourd’hui, nous récoltons encore et toujours les fruits de cette politique d’humiliation. On sait très bien qu’humilier des peuples, c’est le plus sûr moyen de créer des volontés de vengeance. C’est pourtant ce que nous avons appris en Europe entre les deux guerres mondiales, et c’est ce que nous avons sagement tenté de contrer en créant le projet européen ! Pourquoi rester sourd encore et ne pas reconnaître qu’une partie des violences que nous subissons à présent sont nées de ces humiliations passées ?
Le livre rappelle aussi que Daech répand une guerre confessionnelle, c’est-à-dire une guerre ancestrale, millénaire entre les sunnites et les chiites, guerre que les Occidentaux et pour le coup surtout les Etats-Unis, ont voulu utiliser à leur profit puisque diviser pour régner un bien un proverbe universel. C’est pour cela que l’intervention hier des représentants iraniens pour qualifier les attentats de Paris de crime contre l’humanité n’a rien d’étonnant. Voilà pourquoi il serait peut-être utile (je n’écris pas bon, car je pense qu’il faut sans doute dépasser le caractère moral de nos alliances, mais ceci est une autre question…) de nous allier avec les Iraniens comme avec les Russes. L’auteur rappelle avec acuité la désastre que fut la guerre en Irak en 2003 et surtout les conséquences politiques et confessionnelles. L’Irak est bien plus un état chiite qu’un état sunnite et la fin du parti Baas (dont l’auteur retrace l’histoire complexe et les liens avec l’armée), la chute de Saddam Hussein, s’ils furent peut-être (?) un succès moral sur le coup, est en tout cas responsable de la déliquescence totale de l’Etat irakien.
Le succès de Daech tient alors en deux points. Tout d’abord le fait qu’il permet un territorialisation de revendications sunnites, salafistes qu’Al-Qaïda ne proposait pas en son temps. Al-Qaïda est un organisme qui, comme toutes nos organisations religieuses ou politiques promet un avenir meilleur, surtout dans l’autre vie. Daech, en étant implanté entre l’Irak et la Syrie, propose d’agir ici et maintenant, de mettre en place la charia aujourd’hui, et pas demain peut-être quand les combattants auront tué les mécréants. L’autre point est l’universalité de sa proposition : tout le monde est le bienvenu dans les rangs de Daech, que l’on soit syrien, tunisien ou français d’origine catholique. Cette universalité contraste, selon Luizard, avec justement le manque d’universalisme de la vision occidentale de notre monde, qui défend des valeurs (remarquons qu’elles ne sont jamais vraiment définies) mais dont les actes s’opposent parfois radicalement à elles. Daech propose une lecture dualiste du monde, celle là même qui a fait le bonheur de nos sociétés platoniciennes pendant 2000 ans, tandis que nous nous sommes empêtrés dans la complexité d’un monde plus difficile à penser. Pour lutter contre les terroristes il faudra sans doute des soldats, mais il faudra aussi une armée d’intellectuels. Nous avons bien les uns, nous sommes très pauvres en ce qui concerne les seconds !
Dans la fin de l’ouvrage, l’auteur s’interroge sur la validité de la « politique » occidentale face au piège de Daech. Les interventions militaires ne pourront pas aboutir sans troupes au sol. Il rappelle tout au long du livre le double jeu des kurdes qui, au début de l’aventure Daech, se sont alliés à eux. Il s’interroge surtout sur l’absence totale de modèle politique que les occidentaux auraient à proposer aux populations soumises actuellement à Daech. Il n’est pas certain du tout que les habitants de Mossoul acceptent un retour à une « souveraineté » irakienne, comme l’affirme encore Laurent Fabius et consorts. Le livre datant de 2014 ne peut tenir compte des récents mouvements géopolitiques autour de Bachar Al-Assad, mais remarquons que la position de la Russie dans le conflit a au moins cet avantage d’être politiquement très claire !